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​Les Innovations d’usage



Une approche sociotechnique et participative de la création de valeur (Avec le guide Innovation d'usages en fichier joint)

​Les Innovations d’usage

Introduction

Longtemps associée au progrès technologique et à la recherche-développement, l’innovation s’est progressivement ouverte à de nouvelles formes, moins centrées sur la technologie que sur les pratiques sociales. Parmi elles, l’innovation d’usage occupe une place singulière : elle ne consiste pas à inventer un objet nouveau, mais à transformer les usages existants, à réinventer la manière dont un produit, un service ou une technologie sont appropriés par les utilisateurs. Cette approche met en évidence que la valeur d’un objet ne réside pas uniquement dans ses caractéristiques techniques, mais dans la manière dont il est utilisé, interprété et détourné dans la vie quotidienne.

L’innovation d’usage interroge donc la place de l’usager dans les processus d’innovation : simple consommateur ou véritable co-concepteur ? En plaçant l’expérience et la créativité ordinaire au cœur de la dynamique innovante, elle ouvre la voie à des modèles participatifs et collaboratifs de conception. Cette perspective s’inscrit dans la continuité des travaux sur les usages sociaux des technologies et sur le design participatif, où l’innovation devient le produit d’interactions entre concepteurs, objets et communautés d’utilisateurs.

Revue de littérature

1. L’innovation d’usage comme innovation par les utilisateurs

Eric von Hippel (1986, 2005) a profondément renouvelé la compréhension du processus innovant en mettant en avant le rôle des utilisateurs pionniers, appelés lead users. Selon lui, ces utilisateurs précoces développent de nouvelles pratiques ou adaptent les produits avant même leur diffusion sur le marché. Ils anticipent des besoins futurs et participent activement à la création de valeur. Dans cette perspective, l’innovation n’est plus exclusivement top-down (descendante) mais devient un processus de co-production et de démocratisation (Von Hippel, 2005).

2. L’usage comme construction sociale et processus de traduction

Les travaux de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (1988–1992) ont montré que l’innovation n’est pas un processus purement technique, mais le résultat d’un réseau d’acteurs humains et non humains. Les objets techniques sont porteurs de “scénarios d’usage” qui traduisent les intentions du concepteur, mais ces scénarios sont réinterprétés, détournés ou réappropriés par les usagers. Ce processus de traduction illustre la co-construction de l’innovation : chaque acteur contribue à redéfinir la fonction et le sens de l’objet dans un contexte donné.

3. L’innovation ordinaire et le détournement des règles organisationnelles

Norbert Alter (2000, 2010) a introduit la notion d’“innovation ordinaire”, soulignant que la créativité au travail ne se limite pas à la recherche formelle d’innovation. Les salariés développent, souvent de manière invisible, des pratiques nouvelles pour mieux accomplir leurs tâches. Ces micro-innovations relèvent du bricolage, de la ruse et de la réinterprétation des procédures établies. L’innovation d’usage, dans ce sens, naît des marges du travail prescrit et traduit une résistance symbolique au cadre normatif des organisations.

4. L’innovation d’usage dans le design social et les transitions collectives

Les travaux de François Jégou et Ezio Manzini (2003, 2008, 2015) prolongent cette réflexion en insistant sur la dimension collective et durable des innovations d’usage. Ils montrent que le design peut favoriser l’émergence de comportements nouveaux dans les communautés locales : mobilité partagée, circuits courts, mutualisation de biens, etc. L’innovation d’usage est ici comprise comme un processus social orienté vers la durabilité et la coopération, où les utilisateurs deviennent co-designers de leurs solutions quotidiennes.

5. Les usages numériques et la recomposition des pratiques sociales

Avec l’expansion du numérique, l’innovation d’usage prend une nouvelle dimension. Dominique Cardon et Fabien Granjon (2010) analysent la manière dont les communautés d’utilisateurs sur Internet expérimentent, détournent et réinventent les pratiques communicationnelles. Les plateformes collaboratives, les logiciels libres ou les réseaux sociaux constituent des laboratoires d’innovation où les usages précèdent souvent les modèles économiques. Ces espaces participatifs illustrent la montée d’une économie contributive fondée sur la créativité collective.

Discussion

L’ensemble de ces approches révèle que l’innovation d’usage ne se réduit pas à la création de nouveaux objets, mais qu’elle repose sur un processus d’appropriation et de re-signification des artefacts existants. L’usager agit comme un interprète qui réinscrit le produit dans son contexte de vie, lui donnant un sens nouveau. Cette dynamique est particulièrement visible dans les démarches de design thinking et d’innovation participative, qui s’appuient sur l’observation des comportements réels et sur l’expérimentation.

Ainsi, l’innovation d’usage se situe à la croisée du technique et du social. Elle suppose une attention aux contextes d’utilisation, aux contraintes symboliques et aux imaginaires collectifs qui façonnent la relation à l’objet. En plaçant l’usager au cœur du processus, elle contribue à une redéfinition de la valeur : non plus seulement marchande, mais expérientielle, relationnelle et symbolique.

Conclusion

L’innovation d’usage invite à repenser les frontières traditionnelles de l’innovation. Elle montre que les usagers ne sont pas des récepteurs passifs, mais des acteurs de la transformation des pratiques. Par leurs détournements, leurs bricolages et leurs réinterprétations, ils participent à la vitalité du système d’innovation.

Au-delà des bénéfices économiques, cette approche valorise la créativité sociale et la capacité d’adaptation des individus. Elle rejoint ainsi les principes du design participatif et de l’innovation sociale, en faisant de chaque usage un espace d’invention potentielle. En ce sens, l’innovation d’usage constitue un levier majeur pour comprendre les transformations contemporaines des modes de vie et des modèles économiques.

Bibliographie

Akrich, M. (1990). De la sociologie des techniques à une sociologie des usages. Techniques et Culture, 16, 81–110.
Akrich, M., Callon, M., & Latour, B. (1988). A quoi tient le succès des innovations ? Gérer et Comprendre, 11, 4–17.
Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris : Presses Universitaires de France.
Alter, N. (2010). Donner et prendre : la coopération en entreprise. Paris : La Découverte.
Cardon, D., & Granjon, F. (2010). Médiologies des usages : la sociologie des pratiques de communication. Paris : Presses des Mines.
Jégou, F., & Manzini, E. (2008). Collaborative Services: Social Innovation and Design for Sustainability. Milan : Edizioni POLI.design.
Manzini, E. (2015). Design, When Everybody Designs: An Introduction to Design for Social Innovation. Cambridge, MA : MIT Press.
Von Hippel, E. (1986). Lead Users: A Source of Novel Product Concepts. Management Science, 32(7), 791–805.
Von Hippel, E. (2005). Democratizing Innovation. Cambridge, MA : MIT Press

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