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Prospectives et Design Fiction: quand l’imaginaire devient un outil pour agir aujourd’hui




Dans un contexte marqué par l’incertitude et la complexité, les organisations, les territoires et les citoyens cherchent à anticiper et à orienter les transformations à venir. Les crises sanitaires, énergétiques et climatiques récentes rappellent que la planification traditionnelle ne suffit plus à appréhender les ruptures. C’est dans ce cadre que deux approches émergent et s’articulent : la prospective, héritée de Gaston Berger (1957), qui consiste à explorer des futurs multiples, et la design fiction, conceptualisée par Sterling (2005) et Dunne & Raby (2013), qui vise à incarner ces futurs par le récit et l’objet.

L’objectif de cet article est d’analyser l’articulation de ces deux démarches, en montrant comment leur hybridation contribue à transformer notre manière d’agir au présent.

​1. Un récit d’ouverture : une journée en 2040


Imaginons une journée en 2040 : une ville sans voiture thermique, une alimentation majoritairement végétale produite localement, des espaces de travail hybrides entre physique et numérique, des monnaies locales numériques utilisées pour la consommation quotidienne, et des assemblées citoyennes délibératives répartissant les budgets publics.

Ce scénario ne relève pas de la science-fiction mais d’une extrapolation de tendances observables dès aujourd’hui : transition énergétique, transition alimentaire, hybridation du travail, monnaies locales et innovations démocratiques. Il illustre la puissance du récit comme levier d’exploration prospective.

2. Ce que ce récit dit de notre présent


Plusieurs données chiffrées montrent que ces dynamiques sont déjà à l’œuvre :
- Transition énergétique : plus de 75 % des pays de l’OCDE ont adopté des stratégies de neutralité carbone à horizon 2050 (OCDE, 2022).
- Révolution alimentaire : la consommation de viande a reculé de 15 % en Europe depuis 2010, tandis que les protéines alternatives connaissent une croissance annuelle supérieure à 20 % (FAO, 2023).
- Travail hybride : selon McKinsey (2023), 58 % des salariés européens estiment que leur emploi peut être exercé au moins partiellement à distance.
- Monnaies locales : plus de 70 monnaies locales complémentaires circulent aujourd’hui en Europe, dont la Doume en Auvergne (Blanc, 2019).
- Participation citoyenne : l’expérience du budget participatif de Paris ou de la Convention citoyenne pour le climat illustre la montée de nouvelles formes de démocratie délibérative (Sintomer, 2019).
 
Ces exemples montrent que les futurs projetés ne sont pas de simples spéculations, mais des prolongements possibles du présent.

​3. La prospective : imaginer des futurs multiples


La prospective stratégique, initiée par Gaston Berger (1957) et développée par Michel Godet (2001), ne vise pas à prédire l’avenir mais à explorer les futurs possibles afin d’éclairer les choix du présent.

Les méthodes les plus répandues incluent :
- l’analyse des tendances lourdes,
- l’identification des incertitudes majeures,
- la construction de scénarios contrastés,
- le backcasting (définir le chemin menant d’un futur souhaité au présent).

Selon un rapport de la Harvard Business Review (2022), les entreprises qui intègrent la prospective dans leur stratégie augmentent leur résilience de 33 % face aux crises.

La prospective répond ainsi à la question : quels futurs sont plausibles et souhaitables ?

​4. La design fiction : donner chair au futur


La design fiction, telle que définie par Sterling (2005) et approfondie par Dunne & Raby (2013), se situe à l’intersection du design, de la science-fiction et de la recherche prospective. Elle consiste à matérialiser des futurs potentiels à travers des récits, des prototypes ou des objets tangibles.

Quelques exemples emblématiques :
 
- Le MIT Media Lab, qui conçoit des objets spéculatifs pour susciter le débat (Auger, 2013).
- La NASA, qui a utilisé la fiction spéculative pour préparer les missions martiennes (Johnson, 2011).
- IKEA, qui a publié des catalogues prospectifs sur l’habitat de 2050.

Cette méthode permet à la fois de concrétiser des scénarios abstraits et de stimuler la discussion collective en donnant corps à l’incertain.

​5. Articuler prospective et design fiction : vers une hybridation féconde


Ces deux approches apparaissent aujourd’hui complémentaires :
 
- La prospective apporte une rigueur analytique, fondée sur des données, des tendances et des scénarios.
- La design fiction mobilise la force de l’imaginaire, en rendant tangibles et sensibles ces futurs potentiels.

Leur hybridation, parfois qualifiée de prospective spéculative (Candy & Dunagan, 2017), permet de combiner rationalité et imagination, ouvrant de nouvelles voies pour la stratégie, la gouvernance publique et la transformation managériale.

6. Applications concrètes

 

a) En entreprise
 
- Anticiper la relation client de 2035 : assistants émotionnels, communautés virtuelles immersives.
- Simuler l’impact des politiques de sobriété énergétique sur les chaînes de valeur.

b) Dans les territoires
 
- Construire une vision territoriale 2050 (agriculture régénérative, économie coopérative).
- Expérimenter les effets d’une monnaie locale sur l’économie circulaire.

c) Dans l’éducation
 
- Inviter des étudiants à rédiger un journal fictif de l’année 2045.
- Organiser des jeux de rôle simulant un conseil municipal en 2050 sur la gestion de l’eau.

Discussion : pourquoi ces méthodes transforment le présent


Si prospective et design fiction parlent du futur, leur finalité véritable est d’agir sur le présent. Elles permettent de :
 
- rompre avec le court-termisme dominant,
- stimuler l’innovation en entreprise,
- ouvrir des espaces de délibération démocratique,
- développer des compétences d’anticipation et de créativité collective.

Comme l’affirmait Gaston Berger : « L’avenir n’est pas à prévoir, mais à inventer » (1957, p. 14).


L’articulation entre prospective et design fiction constitue une réponse féconde aux défis contemporains. En combinant rigueur analytique et puissance imaginative, ces approches ne cherchent pas seulement à anticiper le futur, mais à transformer notre rapport au présent.

Elles invitent à considérer le futur non comme une fatalité mais comme un espace de possibles, à explorer collectivement pour orienter nos choix. La question n’est donc pas tant : « À quoi ressemblera 2040 ? » que : « Quels futurs voulons-nous rendre possibles aujourd’hui ? »

Bibliographie


Berger, G. (1957). L’attitude prospective. Paris : Presses Universitaires de France.
Boutinet, J.-P. (2004). Vers une société des agendas : une mutation des temporalités. Paris : Presses Universitaires de France.
Durance, P., & Godet, M. (2010). La prospective stratégique : Pour les entreprises et les territoires. Paris : Dunod.
Jouvenel, H. de (1999). La démarche prospective. Paris : Futuribles.
Jouvenel, H. de (2004). Invitation à la prospective. Paris : Futuribles.
Miller, R. (2018). Transforming the future: Anticipation in the 21st century. Paris : UNESCO.
Moati, P. (2018). La consommation engagée. Paris : Odile Jacob.
Riel, A., & Besson, R. (2014). La boîte à outils de la prospective stratégique. Paris : Dunod.
Sebag, J. (2020). La fiction comme méthode. Design fiction et innovation. Paris : Presses des Mines.
Sfez, L. (2002). Technique et idéologie : un enjeu de pouvoir. Paris : Seuil.
Theys, J., & Durance, P. (2010). La prospective : une science du futur. Paris : Presses des Mines.
Trepos, J.-Y. (1996). Sociologie de l’expertise. Paris : Presses Universitaires de France.
Viveret, P. (2003). Reconsidérer la richesse. Paris : Éditions de l’Aube.
 

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